Années poussette , années vélo , années voiture , années canne …
Années où je ne me mouche pas encore toute seule ; c’est mon père qui le fait pour moi : « souffle , petit , souffle plus fort ! » et c’est le seul souvenir que j’ai de lui puisqu’il est mort quand j’avais quatre ans !
Mon corps : « Mais elle est aussi large que haute ! » a dit la sœur à mes huit ans , quand je suis arrivée en pension .Cela a été dit et bien dit ! A soixante ans , j’ai encore la taille de guêpe de mes seize ans pour choisir des tailleurs cintrés et bien ajustés .Il n’y a que dans le grand âge que le corps s’affaissera , rejoignant les origines molles de l’enfance…
Dans la côte de la Louvière , les chevaux se sont emballés et on a eu toutes les peines du monde à les arrêter ! Qu’il faisait bon , pourtant , filer à bride abattue malgré les cahots du chemin …ce qui m’a valu des ennuis bien plus tard ,quand j’ai perdu mon seul fils , pas encore à terme .
Le révolver . Il le mettait toujours sous l’oreiller et je pense qu’il n’aurait pas hésité à s’en servir si je l’avais trop énervé . J’y prenais pourtant un malin plaisir dans les derniers temps , à table , maintenant la joute verbale à un rythme soutenu .
La Touche , le pendant de Raveton qui m’avait échappé parce-que Monsieur Cent Kilos était bien trop lourd – il lui fallait deux chaises pour s’asseoir - mais il ne faisait pas le poids face au bel officier en uniforme bleu-horizon , sa moustache et sa gouaille !
Quel beau parleur , quand même ! qui m’avait embobinée et épousée au bout de quarante jours , au nez et à la barbe de l’autre , le fiancé , le vrai , le gros , le riche …mais le môche !
La Touche , donc , la revanche qui est toujours dans la famille …
La Touche , c’est la réussite de ma vie qui fait de moi une notable dans le village ; notez-bien , d’ailleurs , que je n’y finirai pas ma vie me contentant de La Paillerie et du fermage de l’autre au 1e Mars et à la Saint Michel . Le 1e Mars , c’était la date de mon anniversaire ou plutôt le 29 Février , ce qui fait que je ne vieillis que tous les quatre ans . Je mourrai donc à 22 ans1/4 , ce qui n’est pas écrit sur ma pierre tombale !
Autrefois elle se trouvait le long du mur et était facile à trouver ! Maintenant que j’y dors , on a agrandi le cimetière si bien qu’elle est perdue au milieu des autres : j’ai perdu mon identité en même temps que l’existence !